Cela est exact si l’on considère lesdites gender studies, habituellement reliées voire inclues dans les cultural studies. En revanche, un certain détachement de la problématique « genre et technologie » des STS est questionné depuis le début des années 1990, parfois de façon virulente au cœur des travaux que nous avons analysés.
17Parler de constructivisme social revient de manière générale à insister sur la prise en compte de la société au sein des études sur les sciences et les techniques. La réalité sociale est perçue comme une construction dynamique ; des artefacts et des objets techniques y sont créés, diffusés et institutionnalisés. Les individus qui interagissent se représentent le monde en fonction de leurs connaissances situées. D’un point de vue sociologique, le constructivisme privilégie une approche micro dans le choix de ses objets d’enquêtes et de ses démarches. Ces recherches ont émergé avec une vigueur toute particulière au sein de la sociologie des sciences et des techniques, en même temps que certaines positions suscitaient des controverses, et contribuaient à placer le terme « constructivisme » au cœur de bien des débats théoriques [6].
18La recherche de Cynthia Cockburn et Susan Ormrod (1993) présentée plus haut, telle que nous l’avons décrite, peut être analysée comme la présentation reconstruite du « monde du micro-ondes », orientée sur la représentation et l’inscription [7] du genre dans la matière technologique. En effet, le micro-ondes, dans la perspective des auteures, est comme « construit » dans des réseaux d’acteurs différents, qui lui confèrent un sens en divers lieux, moments et actions. De ce point de vue, il est légitime de parler de constructivisme.
19Parmi les travaux qui s’inscrivent dans cette mise en relation du féminisme et des STS, on trouve des readers sur la technologie (Mackenzie et Wajcman, 1999) qui affichent leur perspective constructiviste [8], et des ouvrages centrés sur des questions plus spécifiques, qui traitent de cette relation. Nelly Oudshoorn et Trevor Pinch (2003) questionnent le rôle des usagers et des non-usagers dans le cours de processus d’innovation technologique. Dans ce cadre, ils inscrivent les études sur le genre dans la cartographie suivante : a) l’approche de la construction sociale de la technologie (SCOT [9]), b) les approches féministes, c) les approches sémiotiques et d), les Cultural and Media Studies. Pour ces auteurs (Oudshoorn, Pinch, 2003, pp. 4-7 [10]), les études féministes ont joué un rôle clé dans la reconnaissance progressive de la dimension active de l’usager, de ses pratiques et de ses identités. On constate toutefois que le plus grand dénominateur commun de ces travaux est l’approche SCOT, qui se présente souvent comme englobante dans les études sur la technologie. Pour ses promoteurs, cette approche intègre largement les perspectives féministes. Les cultural and media studies, elles, seraient centrées sur les processus de consommation et de domestication des technologies, mais constituent des ensembles plus vastes – elles dénomment plus un champ qu’une approche théorique unique et homogène. L’intérêt de cette catégorisation en quatre champs est, à notre sens, qu’elle situe les études féministes dans une relation à des ensembles théoriques plus ou moins vastes et englobants.
20La relation entre les questionnements sur le genre et des cultural studies très marquées par le constructivisme social pose notamment plusieurs problèmes : la volonté d’indépendance des études féministes vis-à-vis des STS, le risque d’invisibilisation des femmes au sein des STS et enfin l’occultation des relations de pouvoir.
21Les craintes et les critiques des féministes vis-à-vis du constructivisme [11] nous semblent tenir dans un paradoxe : l’association des études féministes aux travaux constructivistes permet aux premières d’accroître leur visibilité au sein des STS, en même temps que cette association les prive d’une autonomie forte. Pour des auteurs comme Cynthia Cockburn (1992, p. 38), le succès de l’ANT [12] ou théorie de l’acteur-réseau est à l’origine d’une nouvelle orthodoxie en STS, qu’elle critique largement. Pour l’auteure ainsi que pour Judy Wajcman, les femmes sont en effet soit rendues invisibles, soit touchées par la technologie, mais rarement actrices du changement technologique. D’une part, l’attention portée aux artefacts et à la construction des réseaux détourne les regards des femmes prises dans l’action. D’autre part, les auteures notent que l’absence éventuelle de femmes ne doit en rien interdire une analyse gendered des actions et des objets.
22Par ailleurs, selon Cynthia Cockburn, cette théorie a tendance à écarter toute réflexion en termes de pouvoir et de domination. Or la présence de ces thèmes est généralement liée à l’affirmation par les auteures d’un projet politique féministe de lutte contre l’oppression. L’ajout de cette dimension est parfois problématique dans la mesure où les STS incluent très difficilement ce type de questionnement (voir Star, 1991, par exemple) dans leur perspective théorique. C’est pourtant en leur sein que les études féministes ont pu trouver une place, avec une perspective originale : analyser des formes de continuité, tandis que le projet majeur des STS serait plutôt d’étudier le changement.
23De notre point de vue, la coexistence du féminisme et du constructivisme reste plutôt bénéfique pour les études du genre et de la technologie, au moins au niveau de leur diffusion, comme l’atteste l’existence des travaux de synthèse français que nous avons présentés. Certes, les gender and technology studies semblent souffrir dans une certaine mesure d’une visibilité limitée au sein même des gender studies, dont elles ne composent pas semble-t-il le maillon le plus connu, à l’exception du travail transversal de Donna Haraway sur la figure du cyborg. Finalement, les études féministes de la technologie, en tenant à poursuivre les réflexions sur le pouvoir et la domination au cœur de leur projet initial, se heurtent à un constructivisme connu pour ne thématiser que très difficilement ces deux questions. Ceci semble figurer un point de distanciation plus radical encore que ne l’est celui d’un certain déterminisme social porté par ces deux grandes approches, et qui est également au centre des controverses.